Epilogue

Des Étoiles Dans Le Ciel

 

 

Je t'aimais ; c'est pourquoi, tirant de mes

mains ces marées d'hommes, j'ai tracé en

étoiles ma volonté dans le ciel.

T.E. Lawrence

 

 

 

La fumée s'élevait en spirales indolentes, zébrant le ciel limpide de lignes délicates. Assis seul sur la colline qui surplombait le cimetière, Jace regardait le mince ruban noir monter dans l'azur. L'ironie de la situation ne lui avait pas échappé. C'étaient les restes de son père, après tout.

De là où il se trouvait, il voyait la bière voilée par un rideau de flammes et de fumée, ainsi que le petit groupe qui s'était rassemblé tout autour. Il repéra la chevelure incandescente de Jocelyne, et Luke qui se tenait près d'elle, une main posée sur son dos. Elle avait détourné la tête du bûcher funéraire.

Jace aurait pu se joindre à eux s'il l'avait voulu. Il avait passé les deux derniers jours à l'infirmerie, et on l'avait laissé sortir dans la matinée pour qu'il puisse assister aux funérailles de Valentin. Mais, à mi-chemin du bûcher, il avait compris qu'il n'irait pas plus loin. Alors il avait fait demi-tour et s'était réfugié au sommet de la colline, à l'écart du cortège funèbre. Luke l'avait appelé de loin, mais Jace ne s'était pas retourné.

Il les avait regardés s'assembler autour de la bière tandis que Patrick Penhallow, dans son habit de deuil blanc, enflammait le bûcher. C'était la seconde fois cette semaine que Jace voyait un cadavre brûler. L'incinération du petit corps de Max avait été un spectacle déchirant; Valentin, lui, en imposait encore, même étendu sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, un poignard séraphique fiché dans son poing fermé. Un bandeau de soie blanche lui recouvrait les yeux, comme l'exigeait la coutume. Ils s'étaient bien occupés de lui, malgré tout.

Sébastien n'avait pas eu de funérailles. Un groupe de Chasseurs d'Ombres avait été dépêché dans la vallée, sans pouvoir retrouver son corps. Emporté par les flots, avaient-ils expliqué à Jace. Il nourrissait quelques doutes à ce sujet.

Il avait vainement cherché Clary dans la foule réunie autour de la bière. Cela faisait maintenant presque deux jours qu'il ne l'avait pas vue, et il ressentait le manque presque physiquement. Cette séparation n'était pas le fait de Clary. Ce soir-là, elle avait craint qu'il n'ait pas la force de rentrer à Alicante par le biais du Portail, et elle avait raison. A l'arrivée des premiers Chasseurs d'Ombres, il avait déjà glissé dans un semi-coma. Il s'était réveillé le lendemain dans l'hôpital de la ville. Assis à son chevet, Magnus Bane l'observait d'un air étrange. Difficile de dire, avec Magnus, si c'était de l'inquiétude ou de la simple curiosité. Le sorcier lui avait expliqué que, même si l'Ange l'avait sauvé, il avait été tellement éprouvé psychologiquement que seul le repos l'aiderait à guérir. En tout cas, il se sentait mieux, à présent. Pile à temps pour les funérailles.

Le vent s'était levé, éloignant la fumée. Au loin, il distinguait les tours scintillantes d'Alicante, dont la gloire avait été restaurée. Il ignorait au juste ce qu'il espérait en restant assis là à regarder le corps de son père partir en cendres. Qu'aurait-il dit au moment de prononcer quelques mots d'adieu, s'il s'était joint au cortège ? « Tu n'as jamais été mon père » ou : « Tu es le seul père que j'aie jamais eu » ? Les deux phrases, bien que contradictoires, étaient aussi vraies l'une que l'autre.

Quand il avait ouvert les yeux au bord du lac, sachant confusément qu'il était mort et que, soudain, on lui avait rendu la vie, sa première pensée avait été pour Clary, étendue près de lui sur le sable poissé de sang, les yeux clos. Paniqué, il avait rampé jusqu'à elle, pensant qu'elle était blessée, voire morte, et quand elle avait ouvert les yeux à son tour, il avait éprouvé un immense soulagement. Pas une seconde, il n'avait songé à Valentin. Il avait fallu que les autres arrivent en poussant des exclamations de surprise pour qu'il remarque son corps recroquevillé au bord du lac. Il avait eu l'impression de recevoir un coup de poing dans l'estomac. Il savait déjà que Valentin était mort, il l'aurait tué lui-même s'il l'avait fallu, et cependant, la vue de son cadavre lui avait serré le cœur. Clary l'avait observé tristement, et il avait senti à cet instant que, malgré sa haine justifiée pour Valentin, elle avait de la peine pour lui.

Il ferma les yeux à demi et un flot d'images défila derrière ses paupières : Valentin le soulevant dans ses bras, Valentin le tenant par les épaules à l'avant d'une barque voguant sur un lac et lui montrant comment garder l'équilibre. D'autres souvenirs, moins heureux, resurgirent : Valentin le frappant au visage, le faucon mort, l'ange enchaîné dans la cave des Wayland.

   Jace.

Il leva les yeux. La silhouette de Luke se détachait sur le ciel limpide. Il portait un jean et son éternelle chemise en flanelle ; pas question pour lui de sacrifier à la tenue blanche de deuil.

  La cérémonie est terminée, annonça-t-il. Ça n'a pas traîné.

   J'imagine. Quelqu'un a dit quelque chose ?

   Juste les formules habituelles.

Luke s'assit par terre en tressaillant de douleur. Jace ne lui avait pas demandé comment s'était déroulée la bataille ; cela ne l'intéressait pas vraiment. Il savait juste qu'elle s'était finie plus tôt que prévu : après la mort de Valentin, les démons qu'il avait invoqués avaient disparu dans la nuit comme de la brume dispersée par le soleil. Cela ne signifiait pas pour autant qu'il n'y avait pas eu de pertes. Le corps de Valentin n'avait pas été le seul à brûler ces derniers jours.

   Et Clary... Elle n'est pas venue ?

   Non, elle n'en avait pas envie.

Jace sentit que Luke l'observait à la dérobée.

   Tu ne l'as pas vue ? s'enquit-il.

  Non, pas depuis le lac. Ils m'ont laissé sortir de l'hôpital aujourd'hui pour assister aux funérailles.

   Tu n'étais pas obligé de venir.

Peut-être, mais j'en avais envie, admit Jace. Quoi qu'on en dise.

   Les funérailles sont pour les vivants, Jace, pas pour les morts. Valentin était plus ton père que celui de Clary, malgré les liens du sang. C'est toi qui devais lui dire adieu, pas elle. C'est à toi qu'il va manquer.

   J'ai l'impression que je n'ai pas le droit d'avoir de la peine.

   Tu n'as pas connu Stephen Herondale. Et quand Robert Lightwood est entré dans ta vie, tu n'étais déjà plus vraiment un enfant. C'est Valentin qui t'a élevé. C'est normal qu'il te manque.

   Je n'arrête pas de penser à Hodge. Cette nuit-là, à la Garde, je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait jamais révélé qui j'étais - à ce moment-là, je croyais encore que j'étais en partie démon - et il m'a répondu qu'il n'était pas au courant. J'étais persuadé qu'il mentait. Mais maintenant, je pense qu'il était sincère. Il était l'un des rares à savoir que l'enfant des Herondale avait survécu. A mon arrivée à l'Institut, il ne savait pas qui j'étais, des deux fils de Valentin. Le fils biologique ou le fils adoptif. J'aurais pu être autant l'un que l'autre, après tout. L'ange ou le démon. A mon avis, il ne l'a su qu'en voyant Jonathan à la Garde. C'est alors qu'il a compris. Bref, pendant toutes ces années, il a essayé de faire de son mieux jusqu'à ce que Valentin se manifeste de nouveau. Cela requérait une certaine confiance, tu ne crois pas ?

   Si, répondit Luke.

   D'après Hodge, l'éducation faisait parfois la différence, au mépris du sang. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que, si j'étais resté avec Valentin, s'il ne m'avait pas envoyé vivre avec les Lightwood, j'aurais peut-être fini comme Jonathan.

Est-ce que c'est si important ? Si tu veux mon avis, Valentin t'a confié aux Lightwood parce qu'il savait que c'était la meilleure solution pour toi. Peut-être qu'il avait d'autres raisons. Mais tu ne peux pas nier qu'il t'a confié à eux en sachant qu'ils te chériraient. C'est peut-être l'un des rares beaux gestes qu'il ait eus pour quelqu'un. A ta place, je m'en souviendrais.

A ces mots, Luke lui donna une claque sur l'épaule. Son geste était si paternel que Jace réprima un sourire.

 

Postée devant la fenêtre de la chambre d'Isabelle, Clary regardait le ruban de fumée s'élever dans le ciel d'Alicante. Aujourd'hui, on incinérait le corps de Valentin, son père, dans la nécropole à l'écart de la ville.

Tu es au courant pour la fête de ce soir, n'est-ce pas ?

Se retournant, Clary vit Isabelle s'avancer en tenant deux robes devant elle, l'une bleue et l'autre gris acier.

   A ton avis, laquelle je devrais porter ? reprit-elle.

Pour Isabelle, les vêtements seraient toujours une thérapie.

   La bleue.

Isabelle posa les robes sur le lit.

   Et toi, qu'est-ce que tu comptes mettre ?

Clary songea à la robe en tulle argenté rangée au fond de la malle d'Amatis. Elle n'accepterait sans doute jamais de la lui prêter.

Je ne sais pas. Probablement un jean et mon manteau vert.

   C'est nul, répliqua Isabelle.

Elle jeta un coup d'œil à Aline qui lisait, assise dans un fauteuil près du lit.

   Tu ne trouves pas ça nul, toi ?

Je crois que tu devrais laisser Clary porter ce qu'elle veut, répondit celle-ci sans lever les yeux de son livre. Et puis, ce n'est pas comme si elle devait s'habiller pour quelqu'un.

Et Jace ? lança Isabelle comme si c'était une évidence.

Aline leva les yeux, l'air confus, puis sourit.

Ah oui. J'oublie sans arrêt. Ça a dû te faire bizarre, non, d'apprendre qu'il n'était pas ton frère.

Non, répondit Clary d'un ton ferme. C'était l'inverse qui était bizarre.

Elle reporta le regard vers la fenêtre.

Le hic, c'est que je ne l'ai pas revu depuis que j'ai appris la nouvelle.

   C'est curieux, observa Aline.

Pas du tout ! s'exclama Isabelle en jetant à Aline un regard lourd de sous-entendus, ce dont celle-ci ne parut pas s'apercevoir. Il était à l'hôpital. Il n'est sorti qu'aujourd'hui.

Et il n'est pas venu te voir aussitôt ? demanda Aline à Clary.

Il ne pouvait pas. Il devait assister aux funérailles de Valentin.

Peut-être... lança Aline d'un ton jovial. À moins qu'il ne s'intéresse plus à toi maintenant que ce n'est plus interdit. Certains garçons ne s'intéressent qu'à ce qu'ils ne peuvent pas avoir.

   Jace n'est pas de ceux-là, répliqua Isabelle.

Aline se leva et jeta son livre sur le lit

   Je devrais aller m'habiller. À ce soir, les filles.

Sur ces mots, elle sortit tranquillement de la pièce en fredonnant.

Isabelle la suivit des yeux et secoua la tête.

Tu crois qu'elle est jalouse ? Jace lui plaisait, j'ai l'impression.

Bah ! fit Clary, un rien amusée. Non, Aline ne s'intéresse pas à lui. Elle fait juste partie de ces gens qui disent tout ce qui leur passe par la tête, à mon avis. Peut-être qu'elle a raison.

Isabelle ôta l'épingle qui retenait ses cheveux et rejoignit Clary devant la fenêtre. A présent, le ciel était dégagé au-delà des tours ; la fumée s'était dissipée.

   Et toi, tu penses qu'elle a raison ?

Je n'en sais rien. Il faudra que je pose la question à Jace. J'imagine que je le verrai ce soir à la fête. Qu'est-ce qu'il y a de prévu ?

Un défilé et un feu d'artifice, probablement. De la musique, des danses, des jeux, ce genre de truc. Ce sera un peu comme une grande fête de quartier à New York.

Isabelle regarda par la fenêtre d'un air mélancolique.

   Max aurait adoré.

Clary caressa ses cheveux d'un geste tendre.

   J'en suis sûre.

 

Jace dut frapper plusieurs fois à la porte de la vieille maison située au bord du canal. En entendant enfin des pas se rapprocher, il sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Mais son excitation retomba dès l'instant où la porte s'ouvrit et qu'Amatis Herondale s'encadra sur le seuil, l'air surpris. Elle semblait prête à partir pour la fête : elle portait une longue robe gris tourterelle et des boucles d'oreilles qui faisaient ressortir les mèches argentées de sa chevelure.

Clary, bredouilla-t-il avant de s'interrompre.

Où était donc passée son éloquence ? Il avait toujours possédé un don pour les mots mais, ces derniers temps, il avait l'impression qu'on lui avait ouvert le crâne pour le vider de tout son contenu.

   Clary est là ? se reprit-il. J'aimerais lui parler.

Amatis secoua la tête et le dévisagea avec une insistance qui le mit mal à l'aise.

   Elle est sortie. Je crois qu'elle est avec les Lightwood.

Il fut étonné d'être aussi déçu.

Oh... Désolé de vous avoir dérangée.

   Ce n'est rien. Je suis contente que tu sois venu, en fait, dit-elle brusquement. Je voulais te parler de quelque chose. Entre, je reviens tout de suite.

Jace s'exécuta et elle disparut dans le couloir. Il se demanda ce qu'elle pouvait bien avoir à lui dire. Peut-être que Clary ne voulait plus avoir affaire à lui et qu'elle avait chargé Amatis de lui transmettre le message.

Elle revint quelques instants plus tard. Au soulagement de Jace, elle tenait dans ses mains non pas une lettre mais une petite boîte en fer finement ouvragée, sur laquelle étaient gravés des oiseaux.

      Luke m'a raconté que tu... que Stephen Herondale est ton père. Il m'a expliqué tout ce qui s'était passé.

Ne sachant que répondre, Jace hocha la tête. La nouvelle se propageait lentement, et il s'en accommodait très bien. Avec un peu de chance, il serait rentré à New York avant que tout le monde à Idris ne se mette à le dévisager en permanence.

  Tu sais que j'ai été mariée à Stephen avant ta mère, poursuivit Amatis, la voix tendue comme si elle parlait à contrecœur.

Jace la considéra d'un air perplexe. Était-ce donc sa mère, le sujet de cette conversation ? Amatis lui en voulait-elle de raviver le souvenir d'une femme qui était morte avant même qu'il voie le jour ?

  Parmi ceux qui sont encore en vie, je crois être celle qui connaissait le mieux ton père.

  Oui, dit Jace, qui regrettait déjà d'être venu. J'en suis sûr.

Je sais que tu éprouves des sentiments mêlés à son égard. Tu ne l'as jamais connu. Ce n'est pas l'homme qui t'a élevé. Vous n'avez pas grand-chose en commun, hormis la couleur de cheveux... Tes yeux, j'ignore de qui tu les tiens. Bref, je suis peut-être folle de t'ennuyer avec ça. Tu ne veux probablement pas entendre parler de lui. Pourtant, c'était ton père, et s'il t'avait connu...

D'un geste brusque, elle lui tendit la boîte.

  Voici quelques-unes de ses affaires que j'ai gardées au fil des ans. Des lettres qu'il a écrites, des photographies, un arbre généalogique. Sa pierre de rune. Peut-être que tu n'as pas de questions pour le moment, mais un jour, qui sait ? Ce jour-là, jettes-y un coup d'œil.

D'un geste solennel, elle lui mit la boîte dans les mains comme si elle lui confiait un trésor précieux. Jace l'accepta sans un mot; elle était lourde, et le contact du métal froid sur sa peau.

Merci, dit-il, à court de mots. (Puis il hésita et reprit :) Il y a une question que je me pose.

  Oui?

  Si Stephen est mon père, alors l'Inquisitrice... Imogène... C'était ma grand-mère.

  Oui... (Amatis se tut un instant.) Une femme peu commode. Mais, oui, c'était ta grand-mère.

  Elle m'a sauvé la vie. Enfin, au début, elle me haïssait. Et puis, avant de mourir, elle a vu ça.

Il écarta le col de sa chemise et montra à Amatis la cicatrice blanche en forme d'étoile sur son épaule.

A votre avis, qu'est-ce que ça signifiait pour elle?

Amatis écarquilla les yeux.

  Valentin m'a raconté que je m'étais blessé, mais que j'étais trop jeune pour m'en souvenir, reprit Jace. Je crois qu'il m'a menti.

  Ce n'est pas une cicatrice, c'est une tache de naissance. Il existe une vieille légende familiale à son sujet. L'un des premiers Herondale à devenir un Chasseur d'Ombres aurait été visité par un ange dans un rêve. L'ange l'aurait touché à l'épaule et, à son réveil, il avait une marque semblable à la tienne. Tous ses descendants en auraient hérité. (Amatis haussa les épaules.) J'ignore si cette histoire est vraie, mais tous les Herondale avaient cette marque, y compris ton père. Apparemment, cela signifie que tu aurais été en contact avec un ange. C'est une bénédiction, en quelque sorte. En voyant ta marque, Imogène a dû deviner ta véritable identité.

Jace regarda Amatis sans la voir : il repensait à cette nuit-là sur le bateau. Le pont noir détrempé, l'Inquisitrice agonisant à ses pieds.

   Avant de mourir, elle m'a dit : « Ton père aurait été fier de toi. » J'ai cru qu'elle se moquait de moi. Je pensais qu'elle faisait allusion à Valentin.

Amatis secoua la tête.

   Elle parlait de Stephen. Et elle avait raison. Il aurait été fier.

 

En poussant la porte, Clary s'étonna que la maison d'Amatis lui soit devenue aussi familière en si peu de temps. Elle n'était plus obligée de se concentrer pour se rappeler le chemin, et elle savait désormais que la porte résistait un peu avant de s'ouvrir. Le soleil se reflétant sur le canal faisait lui aussi partie de son quotidien, ainsi que la vue de sa fenêtre. Elle pouvait presque s'imaginer vivre ici, tout en se demandant ce qui viendrait à lui manquer en premier : les plats chinois à emporter ? Les films ? Les bandes dessinées ?

Elle se dirigeait vers l'escalier quand la voix de sa mère lui parvint du salon. Elle semblait agitée. Qu'est-ce qui pouvait bien contrarier Jocelyne à ce point ? Tout était rentré dans l'ordre, non? Sans réfléchir, Clary se colla contre le mur mitoyen du salon et tendit l'oreille.

   Comment ça, tu restes ? disait Jocelyne. Tu ne rentres plus à New York ?

   On m'a demandé de m'installer à Alicante pour représenter les loups-garous au Conseil, expliqua Luke. Je me suis engagé à leur donner ma réponse ce soir.

   Quelqu'un ne pourrait pas s'en charger à ta place ? L'un des chefs de meute d'Idris, par exemple ?

   Je suis le seul d'entre eux à avoir été un Chasseur d'Ombres. C'est moi qu'ils veulent. (Il poussa un soupir.) Je suis à l'origine de ce projet, Jocelyne. Je dois rester ici pour le mener à terme.

Il y eut un bref silence.

   Si ça te semble la meilleure solution, alors, bien sûr, tu devrais rester, déclara Jocelyne sans conviction.

   Je vais devoir vendre la librairie et mettre de l'ordre dans mes affaires, annonça Luke d'un ton bourru. Je ne vais pas déménager tout de suite.

   Je peux m'en occuper. Après tout ce que tu as fait...

A l'évidence, Jocelyne n'avait plus la force de feindre le détachement. Elle se tut, et le silence dura si longtemps que Clary envisagea de manifester sa présence pour mettre fin à son supplice. Un instant plus tard, elle se réjouit de s'être abstenue.

   Écoute, dit Luke. Ça fait longtemps que j'ai quelque chose sur le cœur; je n'ai jamais osé t'en parler. Ça n'aurait rien changé que je te le dise, à cause de ce que je suis. Tu ne voulais pas de ça dans la vie de Clary. Mais maintenant elle sait tout, alors ça ne fera pas une grande différence. Bref, autant te l'avouer : je t'aime, Jocelyne. Je t'aime depuis vingt ans.

Le cœur battant, Clary attendit la réponse de sa mère. Mais Jocelyne garda le silence. Au prix d'un effort manifeste, Luke reprit la parole :

   Il faut que je retourne au Conseil pour leur annoncer ma décision. Ne t'inquiète pas, on n'est pas obligés d'en reparler. Je me sens mieux de m'être confié après tout ce temps.

Clary se plaqua contre le mur tandis que Luke sortait du salon, la tête baissée. Il la frôla sans la voir et ouvrit la porte d'entrée. Il resta un long moment sur le seuil à regarder distraitement le soleil se refléter sur les eaux du canal. Puis il s'avança au-dehors et la porte se referma derrière lui.

Clary se tint immobile, dos au mur. Elle se sentait terriblement triste pour Luke et pour sa mère. Apparemment, Jocelyne n'était pas amoureuse de lui, et ses sentiments ne changeraient probablement pas. C'était un peu comme entre elle et Simon, sauf qu'elle ne voyait pas comment Luke et sa mère pourraient redresser la situation. Pas s'il avait l'intention de rester à Idris. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s'apprêtait à entrer dans le salon quand elle entendit la porte de la cuisine s'ouvrir. Une autre voix, lasse et un peu résignée, s'éleva dans la pièce. Amatis.

        Désolée, j'ai tout entendu, et je suis contente qu'il reste. Ce n'est pas seulement pour le garder près de moi. Ici, au moins, il arrivera peut-être à t'oublier.

        Amatis... protesta Jocelyne, soudain sur la défensive.

        Ça fait trop longtemps, Jocelyne. Si tu ne l'aimes pas, laisse-le partir.

Jocelyne se tut. Clary aurait voulu voir l'expression de sa mère. Etait-elle triste ? Furieuse ? Résignée ?

Amatis eut un hoquet de surprise.

   Quoi... Tu l'aimes ?

   Amatis, je ne peux pas...

  Tu l'aimes ! Tu l'aimes ! Je le savais. Je l'ai toujours su !

  Ça n'a pas d'importance, murmura Jocelyne d'un ton las. Ce ne serait pas juste vis-à-vis de Luke.

   Je ne veux rien entendre !

Il y eut un remue-ménage, et Jocelyne poussa un grognement de protestation. Clary soupçonna Amatis d'avoir agrippé sa mère par le col.

  Si tu l'aimes, va le lui dire maintenant. Rattrape-le pendant qu'il en est encore temps.

  Mais ils ont besoin de lui au Conseil ! Et lui veut...

  Tout ce que veut Lucian, c'est toi, l'interrompit Amatis d'un ton ferme. Il n'a jamais voulu que toi. Maintenant, ouste !

Avant que Clary ait pu esquisser un mouvement, Jocelyne se précipita dans le couloir... et vit sa fille, aplatie contre le mur. Pantelante, elle la dévisagea bouche bée.

  Clary ! fit-elle d'une voix qui se voulait enjouée, mais elle échoua lamentablement. J'ignorais que tu étais là.

Clary traversa le couloir et ouvrit la porte en grand. La lumière éblouissante du soleil s'engouffra à l'intérieur. Éblouie, Jocelyne cligna des yeux.

  Si tu ne le rattrapes pas, je te tue, dit Clary en détachant chaque syllabe.

Pendant un bref moment, Jocelyne la regarda, ébahie. Puis elle sourit.

   Bon, si tu insistes.

Quelques instants plus tard, elle se hâtait le long du canal en direction de la Salle des Accords. Clary referma la porte derrière elle et s'y adossa. Émergeant du salon, Amatis se précipita vers la fenêtre et jeta un regard inquiet au-dehors.

   Tu crois qu'elle parviendra à le rejoindre avant qu'il arrive là-bas ?

Ma mère a passé sa vie à me courir après, ironisa Clary. C'est une bonne sprinteuse.

Amatis sourit.

Oh, tant que j'y pense. Jace est passé. Je crois qu'il espère te voir à la fête de ce soir.

   Ah bon ? fit Clary d'un air songeur.

« Autant demander. Qui ne tente rien n'a rien. »

   Amatis ?

La sœur de Luke se détourna de la fenêtre.

   Oui?

La robe argentée dans la malle ? Je peux te l'emprunter ?

 

 

Les rues commençaient déjà à se remplir quand Clary prit le chemin de la maison des Lightwood. Le soir tombait, et les lumières s'allumaient progressivement, nimbant l'obscurité d'une pâle clarté. Des bouquets de fleurs blanches disposés dans des corbeilles accrochées aux murs saturaient l'air de senteurs épicées. Des runes flamboyantes, symbolisant la victoire et la fête, brillaient sur les portes des maisons.

Une foule de Chasseurs d'Ombres déambulait dans les rues. Ils avaient troqué leurs vêtements de combat contre de belles toilettes, certaines au goût du jour, d'autres tout droit sorties d'un film historique. La nuit s'annonçait étonnamment chaude, aussi voyait-on peu de manteaux, et beaucoup de femmes portaient de longues robes de bal dont la jupe traînait par terre. Une silhouette mince passa devant Clary au moment où elle tournait au coin de la rue des Lightwood, et elle reconnut Raphaël, main dans la main avec une grande femme brune en robe de cocktail rouge. Avec un rapide coup d'œil, il sourit à Clary. Elle réprima un frisson.

La porte de la maison des Lightwood était ouverte, et la plupart des membres de la famille se trouvaient déjà sur le trottoir. Maryse et Robert Lightwood bavardaient avec deux autres adultes ; quand ils se retournèrent, Clary reconnut avec surprise les Penhallow. Maryse sourit en la voyant ; elle portait un tailleur élégant en soie bleu sombre, et ses cheveux étaient retenus par un bandeau argenté. Elle ressemblait tant à Isabelle que Clary faillit poser la main sur son épaule. Elle semblait terriblement triste, même quand elle souriait, et Clary songea : « Elle pense à Max et, comme Isabelle, elle se dit qu'il aurait adoré cette soirée. »

— Clary ! Tu es splendide !

Isabelle dévala les marches du perron en faisant voler ses cheveux noirs autour d'elle. Elle ne portait aucune des tenues qu'elle avait montrées à Clary plus tôt dans la journée, ayant finalement opté pour une robe improbable en satin or qui moulait son corps comme les pétales fermés d'une fleur. Elle était chaussée de sandales à talons aiguilles ; Clary se souvint de sa passion pour les chaussures et rit intérieurement.

   Merci. Toi aussi, répondit-elle.

D'un geste nerveux, elle tira sur le tissu diaphane de sa robe argentée. C'était probablement le vêtement le plus féminin qu'il lui ait été donné de porter. Elle avait les épaules nues, et chaque fois qu'elle sentait ses cheveux lui chatouiller le dos, elle devait se retenir de ne pas courir chercher un gilet chez Amatis.

Isabelle se pencha pour lui glisser à l'oreille :

   Jace n'est pas là.

   Alors où est-il ?

D'après Alec, il est sur la place où se tiendra le feu d'artifice. Je suis désolée... je ne sais pas ce qu'il a.

Clary haussa les épaules et s'efforça de cacher sa déception.

   Ce n'est rien.

Aline et Alec sortirent à leur tour de la maison, Aline vêtue d'une robe rouge vif qui faisait ressortir ses cheveux noirs, et Alec, comme à son habitude, d'un pull et d'un pantalon de couleur sombre. Cependant, Clary dut reconnaître que cette fois, au moins, le pull en question n'était pas troué. Il lui sourit et elle nota que quelque chose avait changé dans son apparence. Il semblait plus léger, d'une certaine manière, comme si on lui avait ôté un poids des épaules.

Je ne suis jamais allée à une fête où il y avait des Créatures Obscures, déclara Aline en jetant un regard nerveux vers le bas de la rue.

Une fée aux longs cheveux tressés de fleurs était en train de cueillir des fleurs blanches dans une corbeille. Après les avoir examinées d'un air pensif, elle se mit à les manger l'une après l'autre.

   Tu vas adorer ! s'exclama Isabelle. Ces gens-là savent faire la fête.

Elle fit un signe de la main à ses parents, et ils prirent la direction de la place. Clary se retenait de croiser les bras sur sa poitrine. Sa robe virevoltait à chacun de ses pas.

   Hé ! cria Isabelle et, levant les yeux, Clary vit Simon et Maia s'avancer vers eux dans la rue.

Elle n'avait pas vu Simon de la journée ; il était allé assister à la première réunion du Conseil, curieux, disait-il, de savoir quel vampire serait choisi pour y siéger. Clary ne pouvait pas imaginer Maia en robe et, de fait, elle portait un pantalon baggy taille basse et un tee-shirt noir avec l'inscription : « Choisis ton arme », surmontée d'un dé à jouer. « C'est un tee-shirt de gamer ! » songea Clary. Elle se demanda si Maia était, elle aussi, passionnée de jeux vidéo ou si elle avait opté pour cette tenue dans le seul but d'impressionner Simon. Si c'était le cas, elle avait vu juste.

   Vous allez sur la place de l'Ange ?

Maia et Simon acquiescèrent et le petit groupe se remit en route. Après un moment, Simon régla son pas sur celui de Clary, et tous deux marchèrent côte à côte en silence. Comme c'était bon de retrouver Simon ! Il était la première personne qu'elle avait eu envie de voir après son retour à Alicante. Elle l'avait serré fort contre elle, heureuse de le voir sain et sauf, puis elle avait touché la Marque sur son front.

   Alors, elle t'a sauvé la vie ?

   Oui, avait-il répondu sans autre explication.

   J'aimerais pouvoir l'effacer. J'aimerais savoir ce qui va t'arriver à cause d'elle.

Il avait gentiment repoussé son bras.

   Attendons. On verra bien.

Même en l'examinant de près, elle avait dû admettre que la Marque ne semblait pas l'affecter visiblement. Il était resté le même, à la différence près que, désormais, il devait se coiffer différemment pour la cacher. Si on ignorait son existence, il était impossible de la deviner.

   Comment s'est passée la réunion ? Qui ont-ils choisi ? demanda Clary en détaillant Simon de la tête aux pieds.

Il ne s'était pas habillé pour la circonstance, mais elle ne pouvait pas lui en vouloir : le jean et le tee-shirt qu'il portait étaient les seuls vêtements qu'il possédait à Idris.

   Pas Raphaël, répondit-il d'un air satisfait. Un autre vampire. Il a un nom prétentieux. Nightshade ou quelque chose comme ça.

   Tu sais, ils m'ont proposé de dessiner le symbole du nouveau Conseil, annonça Clary. C'est un honneur, non ? J'ai accepté. J'ai déjà ma petite idée ; la rune du Conseil entourée des symboles des quatre familles de Créatures Obscures : une lune pour les loups-garous, un trèfle à quatre feuilles pour les fées, un livre de sortilèges pour les sorciers... Mais je n'ai pas d'idée pour les vampires.

   Un croc ? suggéra-t-il. Ou du sang qui dégouline.

Il découvrit ses dents.

   Merci. Tu m'aides beaucoup.

Je suis content qu'ils t'aient choisie, déclara Simon, redevenu sérieux. Tu mérites cet honneur. A vrai dire, tu mérites même une médaille pour tout ce que tu as fait.

Clary haussa les épaules.

Je ne sais pas. La bataille n'a pas duré plus de dix minutes, après tout. J'ignore dans quelle mesure j'ai été utile.

J'ai participé à cette bataille, Clary. Elle a peut-être duré dix minutes, mais c'étaient les pires de ma vie. Je n'ai même pas envie de t'en parler. Je dirai seulement que, même en dix minutes, il y aurait eu beaucoup plus de morts sans ton intervention. Et puis il n'y a pas que la bataille. Si tu n'avais pas inventé cette rune, il n'y aurait pas de nouveau Conseil. Les Chasseurs d'Ombres et les Créatures Obscures passeraient leur temps à se détester plutôt qu'à faire la fête ensemble.

Clary sentit sa gorge se nouer d'émotion et regarda droit devant elle pour ne pas fondre en larmes.

   Merci, Simon.

Elle hésita.

   Qu'est-ce qui ne va pas ? s'enquit-il.

Je me demande ce qu'on fera à notre retour. Je sais que Magnus s'est occupé de ta mère pour ne pas qu'elle s'inquiète de ton absence, mais... l'école. On a manqué plein de cours. Et...

Tu n'y retournes pas, la coupa Simon d'un ton tranquille. Tu crois que je ne l'ai pas deviné ? Tu es une Chasseuse d'Ombres, désormais. Tu finiras ton éducation à l'Institut.

Et toi ? Tu es un vampire. Tu vas retourner au lycée comme si de rien n'était ?

Bien sûr, répondit-il, à la surprise de Clary. Je veux une vie normale, dans la mesure du possible. Continuer le lycée, puis m'inscrire à l'université, tout ça.

Clary serra sa main dans la sienne.

Alors tu y arriveras. (Elle sourit.) Évidemment, tout le monde va halluciner en te voyant.

   Pourquoi ?

Parce que tu es beaucoup plus sexy qu'avant. (Elle haussa les épaules.) C'est la vérité. Ce doit être un truc de vampire.

Simon parut perplexe.

   Je suis plus sexy maintenant ?

Carrément ! Regarde-moi ces deux-là. Elles sont sous le charme.

Elle montra, à quelques pas devant eux, Isabelle et Maia, qui marchaient côte à côte. Elles semblaient en grande conversation. Simon observa les deux filles. Clary aurait pu jurer l'avoir vu rougir.

Ah bon ? fit-il. Parfois, elles chuchotent en me regardant. Je me demande de quoi elles parlent.

C'est ça, lança Clary en riant. Pauvre chéri, tu as deux jolies filles qui se battent pour gagner tes faveurs. C'est dur, la vie.

   Bon. Dis-moi laquelle choisir, alors.

   Pas question. C'est ton problème.

Clary baissa la voix.

   Écoute, tu peux sortir avec qui tu veux, je te soutiendrai de A à Z. Le soutien, ça me connaît. Soutien, c'est mon deuxième prénom.

   Ah, c'est pour ça que tu n'as jamais voulu me l'avouer ! Je savais bien que c'était un nom à coucher dehors.

Clary ignora sa boutade.

   Mais fais-moi une promesse, d'accord ? Je sais comment sont les filles. Elles n'aiment pas les amies de leur petit copain. Promets-moi que tu ne m'excluras jamais de ta vie et qu'on pourra se voir de temps en temps.

Simon secoua la tête.

   Jamais je ne sacrifierai notre amitié pour une fille. Ce n'est pas négociable. Tu veux un bout de cette merveille, chérie ? ajouta-t-il en se désignant d'un grand geste. Eh bien, ma meilleure copine fait partie du lot. Je ne t'exclurai jamais de ma vie, Clary, pas plus que je n'irai me couper la main droite pour l'offrir à quelqu'un en cadeau de Saint-Valentin.

 

La place de l'Ange était presque méconnaissable. La Grande Salle scintillait à l'autre bout, en partie dissimulée par un rideau d'arbres immenses qui avaient poussé au beau milieu de l'esplanade. Manifestement, la magie y était pour quelque chose, même s'il se pouvait bien qu'ils soient vrais, songea Clary, se souvenant que Magnus avait le pouvoir de subtiliser toutes sortes de choses aux quatre coins de Manhattan. Ces arbres s'élevaient presque à hauteur des tours ; leurs troncs argentés étaient noués de rubans et des loupiotes colorées ornaient le feuillage de leurs branches. Le parfum des fleurs blanches embaumait la place, se mêlant à l'odeur de la fumée. Autour des tables et des bancs disposés çà et là s'étaient rassemblés des groupes de Chasseurs d'Ombres et de Créatures Obscures qui buvaient, riaient et bavardaient. Malgré les rires et l'atmosphère de fête, une certaine tristesse flottait dans l'air. Le chagrin se mêlait à la joie.

De la lumière se déversait sur les trottoirs par les portes ouvertes des boutiques bordant la place. Les fêtards allaient et venaient en portant des assiettes chargées de nourriture et des verres remplis de vin ou de liquide coloré. Simon regarda passer un kelpie qui tenait à la main une coupe pleine d'un liquide bleu, et leva un sourcil.

   Ce n'est pas comme à la fête de Magnus, le rassura Isabelle. Normalement, ici, tu peux boire sans risque.

   Normalement ? répéta Aline, l'air inquiet.

Alec scruta la forêt miniature, dont les lumières colorées se reflétaient dans ses iris bleus. Magnus se tenait dans l'ombre d'un arbre ; il discutait avec une jeune fille en robe blanche, les cheveux châtain clair. Elle se retourna au moment où Magnus regardait dans leur direction, et ses yeux se posèrent sur Clary. Il y avait quelque chose de familier chez l'inconnue, bien qu'elle ignorât quoi.

Magnus vint à leur rencontre, et sa mystérieuse interlocutrice disparut dans la pénombre. Il portait, tel un gentleman de l'époque victorienne, une longue redingote noire sur un gilet en soie violette. Un mouchoir rebrodé des initiales M.B. dépassait de sa poche.

   Joli, ton gilet, lança Alec en souriant.

   Tu voudrais le même ? s'enquit Magnus. Dans la couleur de ton choix, évidemment

   Je ne m'intéresse pas beaucoup à la mode.

   Et c'est ce que j'aime chez toi, mais j'aimerais aussi que tu aies au moins un costume de créateur. Qu'est-ce que tu en dis ? Dolce ? Armani ?

Alec protesta en bafouillant tandis qu'Isabelle éclatait de rire, et Magnus en profita pour glisser à l'oreille de Clary :

   Les marches de la Salle des Accords. Vas-y.

Elle aurait voulu lui demander ce qu'il entendait par là, mais il s'était déjà tourné de nouveau vers Alec et le reste du groupe. En outre, Clary pensait avoir deviné. Elle serra le bras de Simon en s'éloignant, et il lui sourit avant de reprendre sa conversation avec Maia.

Pour traverser la place, elle dut couper par la forêt artificielle qui s'étendait jusqu'au pied des marches, raison pour laquelle il n'y avait personne à cet endroit. Personne ou presque. Jetant un coup d'œil vers la porte, Clary aperçut une silhouette familière assise dans l'ombre d'une colonne. Son cœur se mit à battre plus vite.

Jace.

Elle gravit les marches en relevant les pans de sa robe de peur de se prendre les pieds dans le tissu. En s'avançant vers Jace, qui, adossé à la colonne, gardait les yeux fixés sur un point au-delà de la place, elle regretta presque de ne pas avoir opté pour ses vêtements habituels. Il portait sa tenue de Terrestre, un jean, une chemise blanche et une veste noire. Et pour la première fois depuis leur rencontre, il n'était pas armé. Brusquement, elle se sentit ridicule dans sa robe du soir. Elle s'arrêta à quelques pas de lui, ne sachant trop comment lui adresser la parole.

Comme s'il sentait sa présence, Jace leva les yeux. Il tenait, en équilibre sur ses genoux, une petite boîte en métal argenté. Il semblait fatigué ; il avait les yeux cernés et les cheveux en désordre. Il parut étonné de la voir.

   Clary ?

   Qui veux-tu que ce soit ?

Sa repartie ne le fit pas sourire.

   J'ai failli ne pas te reconnaître.

   C'est la robe.

Mal à l'aise, elle tritura le tissu.

   D'habitude, je suis beaucoup moins apprêtée.

  Tu es toujours belle, protesta-t-il, et elle se souvint de la première fois où il avait employé cet adjectif pour la décrire, dans la serre de l'Institut.

Sa remarque n'avait rien d'un compliment, il l'avait formulée comme un fait acquis, au même titre que la couleur de ses cheveux ou son goût pour le dessin.

  Mais là, tu as l'air... distant. Comme si je ne pouvais pas te toucher, reprit-il.

Clary vint s'asseoir à côté de lui sur la dernière marche de l'escalier. La pierre était froide à travers le tissu fin de sa robe. Elle tendit la main vers Jace ; elle tremblait légèrement.

   Tu peux me toucher si tu veux.

Il prit sa main et la pressa un moment contre sa joue avant de la repousser doucement. Clary frissonna et les mots d'Aline lui revinrent en mémoire : « Peut- être qu'il ne s'intéresse plus à toi maintenant que ce n'est plus interdit. » Il l'avait trouvée distante mais, à en juger par l'expression de son regard, il semblait à des années-lumière d'elle.

   Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? s'enquit-elle.

Il serrait toujours le petit coffret en argent dans une main.

  Je suis venu te voir chez Amatis aujourd'hui. Tu n'étais pas là, alors on a discuté. Elle m'a remis cette boîte. Elle appartenait à mon père.

Clary le dévisagea sans comprendre pendant quelques instants. « Cette boîte appartenait à Valentin ? » songea-t-elle, puis la lumière se fit dans son esprit.

  Bien sûr ! Amatis a été mariée à Stephen Herondale.

  J'ai épluché son contenu, lu les lettres, le journal intime. Je pensais que ça m'aiderait à me sentir plus proche de lui. Je m'étais persuadé qu'au détour d'une page j'aurais une illumination et que je pourrais me dire : « Oui, c'est bien mon père. » Mais je ne ressens rien. Ce ne sont que des mots. N'importe qui aurait pu écrire ça.

   Jace... chuchota Clary.

  Et ce n'est pas tout. Je n'ai même plus de nom. Je ne suis pas Jonathan Christopher... c'était quelqu’un d'autre. Et pourtant, je m'y suis habitué.

   Qui a trouvé le surnom de Jace ? C'est toi ?

Jace secoua la tête.

  Non. Valentin m'a toujours appelé Jonathan. Et c'est le nom qu'on m'a donné à mon arrivée à l'Institut. Je n'étais pas censé savoir que je me prénommais Jonathan Christopher... Je l'ai appris par accident, en feuilletant le journal de mon père. Sauf que ce n'était pas à moi qu'il faisait allusion. Ce n'étaient pas mes progrès qu'il répertoriait. C'étaient ceux de Séb... de Jonathan. Quand j'ai révélé mon deuxième prénom à Maryse, elle a cru que sa mémoire lui jouait des tours et que Jonathan Christopher était bien le nom du fils de Michael Wayland. Dix ans s'étaient écoulés, après tout. C'est à cette époque qu'elle a commencé à m'appeler Jace ; à croire qu'elle avait besoin de me trouver un nom qui aille avec ma nouvelle vie. Je l'ai tout de suite adopté. Je n'ai jamais aimé « Jonathan », de toute façon. (Il retourna la boîte dans ses mains.) Maintenant, je me demande si elle n'avait pas deviné la vérité. Elle aura préféré se voiler la face. Elle m'aimait... et elle refusait de le croire.

   C'est pour ça qu'elle a piqué une colère noire en apprenant que tu étais le fils de Valentin. Elle s'est dit qu'elle aurait dû s'en douter, voire que, d'une certaine manière, elle le savait déjà. Mais quand on aime quelqu'un, on n'a pas envie de croire ce genre de choses. Et tu sais quoi, Jace ? En fin de compte, elle ne s'était pas trompée sur ton identité. Tu as un prénom. Ce prénom, c'est Jace. Ce n'est pas Valentin qui te l'a donné, c'est Maryse. La seule chose qui compte, c'est qu'il te vienne de quelqu'un qui t'aime.

   Jace quoi ? Jace Herondale ?

   Oh, je t'en prie. Tu es Jace Lightwood. Tu le sais bien.

Il leva les yeux vers elle et lui parut soudain moins lointain.

   Tu es peut-être différent de ce que tu croyais, reprit-elle en espérant qu'il comprenait ce qu'elle entendait par là. Mais on ne peut pas changer radicalement en une nuit. Ce n'est pas parce que tu as découvert que Stephen Herondale était ton père biologique que tu dois l'aimer automatiquement. Rien ne t'y oblige. Valentin n'était pas ton père, mais ça n'a rien à voir avec les liens du sang. Il n'était pas ton père parce qu'il ne s'est jamais comporté comme tel. Il n'a pas pris soin de toi. Ce sont les Lightwood qui s'en sont chargés. Ils sont ta famille, au même titre que maman et Luke pour moi. Pardon, poursuivit-elle en lui effleurant l'épaule. Je suis là à te faire la leçon alors que tu étais peut-être venu ici pour trouver un peu de tranquillité.

   Tu as raison, admit-il.

Clary en eut le souffle coupé.

   Très bien, je te laisse.

Elle se leva d'un bond. Dans sa précipitation, elle oublia de relever les pans de sa robe et faillit se prendre les pieds dans l'ourlet.

   Clary!

Posant la boîte par terre, Jace se leva à son tour.

   Clary, attends ! Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je n'ai pas envie d'être seul. Tu as raison au sujet de Valentin et des Lightwood...

Clary se tourna vers lui. Il se tenait à moitié dans la pénombre, et les lumières vives et colorées de la fête projetaient des motifs étranges sur sa peau. Elle pensa à leur première rencontre. Il lui avait fait penser à un lion. Beau et dangereux à la fois. À présent, elle ne le voyait plus du même œil. Il avait abandonné sa cuirasse et portait fièrement ses blessures en étendard. Il ne s'était même pas servi de sa stèle pour guérir les bleus sur son visage. Et pourtant, il lui semblait plus beau que jamais, car il se montrait dans toute son humanité.

   Tu sais, murmura-t-elle, Aline prétend que je ne t'intéresse peut-être plus, maintenant que ce n'est plus interdit et qu'on peut être ensemble si tu le souhaites. (Elle frissonna dans sa robe légère et croisa les bras sur sa poitrine.) C'est vrai, tu n'es plus intéressé ?

   Intéressé ? Comme si tu étais un livre ou une pièce de théâtre ?

Il s'interrompit pour trouver les mots exacts, comme quelqu'un qui tâtonne dans le noir à la recherche d'un interrupteur.

   Tu sais, je n'ai jamais vraiment cru que tu étais ma sœur. Ça me minait, mais je refusais d'y croire. Je n'ai jamais eu de sentiments fraternels pour toi. En revanche, j'ai toujours eu l'impression que tu faisais partie de moi. (Devant l'air perplexe de Clary, il grogna d'impatience.) Je m'exprime mal ! Je détestais l'idée que tu sois ma sœur. Je détestais me sentir coupable. Mais...

   Mais quoi ?

Le cœur de Clary battait si fort qu'elle en avait le tournis.

   Je voyais la joie mauvaise qu'en retirait Valentin. Il s'en est servi contre nous. Et pour ça, plus encore que pour le reste, je l'ai détesté. En même temps, j'avais besoin d'une raison de le haïr. Par moments, je ne savais plus si je devais ou non le suivre. J'ai dû faire un choix difficile... plus difficile que je ne veux l'admettre.

   Un jour, tu m'as dit qu'on avait toujours le choix, lui rappela Clary. Au final, tu as choisi l'autre camp, et c'est tout ce qui compte.

   Je sais. Je dis seulement que, si j'ai bien choisi, c'est en partie grâce à toi. Je ne peux pas me passer de toi, Clary. Et je ne le veux pas.

Il fit un pas dans sa direction, les yeux rivés sur elle.

   J'ai toujours pensé que l'amour rendait bête et faible. Aimer, c'est détruire, tu te souviens ? Je croyais que, pour être un bon guerrier, il fallait se moquer de tout. J'ai pris des risques insensés. Je crois que j'ai donné des complexes à Alec sur ses talents de combattant, tout ça parce que lui tenait à la vie. Et puis je t'ai rencontrée. Tu étais une Terrestre. Tu ne savais pas te battre. Tu n'avais jamais reçu d'entraînement. J'ai vu à quel point tu aimais ta mère et Simon ; tu serais allée jusqu'en enfer pour les sauver. Tu t'es précipitée dans cet hôtel infesté de vampires. Je connais des Chasseurs d'Ombres qui, même avec dix ans d'expérience, ne s'y seraient pas risqués. L'amour ne te rendait pas faible, il te donnait de la force. Alors, j'ai compris que le faible, c'était moi.

   Non, protesta Clary avec véhémence, tu n'es pas faible.

   Plus maintenant, peut-être.

Jace fit un autre pas vers elle ; à présent, il était assez près pour la toucher.

   Si Valentin n'arrivait pas à croire que j'avais tué Jonathan, c'est parce que j'étais le faible et qu'il était mieux entraîné. En toute logique, c'est lui qui aurait dû me tuer. Il a bien failli, d'ailleurs. Mais j'ai pensé à toi. Je t'ai vue de mes yeux comme si tu te tenais devant moi, et j'ai compris que je voulais vivre, plus que jamais, ne serait-ce que pour revoir ton visage une dernière fois.

Clary l'écoutait, incapable de bouger. Son visage était si près de celui de Jace qu'elle distinguait son reflet dans ses pupilles.

— Et maintenant je te regarde, poursuivit-il, et tu me demandes si je veux encore de toi ? Comme si je pouvais cesser de t'aimer ! Je n'ai jamais osé distribuer des marques d'affection autour de moi... Je l'ai un peu fait avec les Lightwood, Alec, Isabelle, mais il m'a fallu des années. Et pourtant, dès que je t'ai vue, Clary, je t'ai appartenu corps et âme. C'est toujours le cas, si tu veux de moi.

Pendant une fraction de seconde, Clary se figea. Puis, soudain, elle saisit Jace par le devant de sa chemise et l'attira contre elle. Il l'enlaça en la soulevant presque de terre et l'embrassa. En sentant ses lèvres sur les siennes, elle eut l'impression de recevoir une décharge électrique. Elle agrippa ses bras pour se serrer contre lui, grisée par les battements frénétiques de son cœur. Aucun cœur ne battrait jamais aussi fort que celui de Jace.

Quand il desserra son étreinte, elle dut reprendre son souffle ; elle en avait presque oublié de respirer. Il prit son visage dans ses mains, et frôla ses joues du bout des doigts. Ses yeux brillaient de nouveau comme cette nuit-là au bord du lac, mais cette fois elle crut y déceler une lueur de malice.

Voilà, lança-t-il. Ce n'était pas si mal même si ce n'est plus interdit, non ?

   J'ai connu pire, répliqua-t-elle en riant.

Tu sais, murmura-t-il en effleurant ses lèvres des siennes, si c'est le manque d'interdit qui t'inquiète, tu peux me fixer des limites. Me refuser des trucs.

   Comme quoi, par exemple ?

Il sourit et l'embrassa à pleine bouche.

   Comme ça.

 

Après un moment, ils descendirent les marches et regagnèrent la place, où une foule compacte s'était rassemblée en vue du feu d'artifice. Isabelle et les autres s'étaient réunis autour d'une table un peu à l'écart. Comme ils s'approchaient du groupe, Clary se prépara à lâcher la main de Jace, puis se ravisa. Ils pouvaient se donner la main s'ils en avaient envie. Il n'y avait rien de mal à cela. Cette pensée lui donna des ailes.

   Vous voilà !

Isabelle sautilla vers eux, l'air ravi, en brandissant un verre plein d'un liquide fuchsia, qu'elle tendit à Clary.

  Est-ce que je vais me transformer en rongeur ? demanda celle-ci en examinant le verre d'un air suspicieux.

Merci pour la confiance ! Je crois que c'est du jus de fraise. En tout cas, c'est délicieux. Jace ? fit-elle en lui mettant le verre sous le nez.

Je suis un homme, lâcha-t-il, et les hommes ne boivent pas de boissons roses. Va donc me chercher une bière brune, femme.

Brune ?

Isabelle fît la grimace.

  C'est une couleur virile, non ? reprit Jace en tirant sur une mèche de cheveux d'Isabelle. Tiens, regarde : Alec en porte.

Alec jeta un coup d'œil morne à son sweat-shirt.

   Il était noir mais il a déteint au lavage.

  Tu pourrais rehausser ta tenue avec un bandeau, suggéra Magnus en sortant de sa poche un bout d'étoffe bleue à paillettes. C'est juste une idée.

  Résiste à la tentation, Alec. A moins que tu aies envie de ressembler à une reine du disco.

Simon était assis sur un muret à côté de Maia, qui semblait en grande conversation avec Aline.

   Il y a pire, comme comparaison, observa Magnus.

Après s'être levé d'un bond, Simon s'avança vers Clary et Jace. Les mains enfouies dans les poches de son jean, il les examina d'un air pensif.

  Tu parais heureuse, dit-il à Clary. (Puis, se tournant vers Jace, il ajouta :) Il valait mieux pour toi.

Jace leva un sourcil.

  Et c'est là que tu me dis : « Si tu lui fais du mal, je te tue » ?

  Non, rétorqua Simon. Clary est tout à fait capable de t'étriper toute seule. Elle aurait probablement recours à tout un arsenal.

Cette pensée amena un sourire sur les lèvres de Jace.

  Ecoute, reprit Simon, je voulais juste te dire que ce n'est pas grave si tu ne m'aimes pas. Tant que tu rends Clary heureuse, ça me va.

Il tendit la main et Jace la serra, l'air médusé.

C'est justement parce que je t'aime bien que je vais te donner un conseil, dit-il.

   Un conseil ? répéta Simon d'un ton méfiant.

J'ai vu que tu travaillais ton image de vampire avec un certain succès, déclara Jace en montrant Isabelle et Maia d'un signe de tête. Félicitations. Le coup du vampire sensible, ça marche auprès d'un tas de filles. Mais à ta place, je laisserais tomber l'histoire du musicien. Les vampires rock stars, c'est surfait, et puis je parie que tu ne sais pas aligner trois accords.

Simon poussa un soupir.

   Je préférais quand tu ne pouvais pas me voir.

Ça suffit, tous les deux, intervint Clary. Vous n'allez pas vous comporter comme ça jusqu'à la fin des temps.

   Techniquement, moi je peux, ironisa Simon.

Jace réprima un gloussement.

Je t'ai eu ! s'exclama Simon en souriant de toutes ses dents.

Eh bien, on vient de vivre un grand moment d'émotion, commenta Clary.

Elle chercha Isabelle des yeux. Elle aussi serait sans doute ravie d'apprendre que Jace et Simon finissaient par s'entendre, à leur manière. C'est alors qu'elle aperçut au loin une silhouette familière.

Debout à l'orée de la forêt artificielle, à l'endroit où l'ombre laissait place à la lumière, se tenait une femme mince en robe vert feuillage, dont les longs cheveux rouges étaient retenus par un cercle d'or.

La reine de la Cour des Lumières. Elle avait les yeux fixés sur Clary et, lorsque leurs regards se croisèrent, elle lui fit signe de la rejoindre.

Sans savoir si elle obéissait à son propre désir ou au charme étrange du Petit Peuple, Clary marmonna une excuse et se dirigea vers la forêt en fendant la foule bruyante des fêtards. En y regardant de plus près, elle s'aperçut qu'un certain nombre de fées et d'elfes postés à une distance respectable formaient un cercle autour de leur souveraine. Même si elle voulait donner l'impression d'être seule, la reine ne se déplaçait pas sans ses courtisans.

Elle leva la main d'un geste impérieux.

N'approche pas davantage.

Clary, qui se trouvait à quelques pas d'elle, s'arrêta.

   Votre Majesté, dit-elle, se souvenant des manières formelles de Jace à la Cour. Que me vaut l'honneur ?

   J'ai une faveur à te demander, répondit la reine sans préambule. Et, bien sûr, je t'en promets une en retour.

   Une faveur ? s'étonna Clary. Mais... vous n'avez aucune sympathie pour moi.

La reine effleura pensivement ses lèvres d'un long doigt blanc.

   Contrairement aux humains, le Petit Peuple ne s'embarrasse guère de ce genre de chose. Nous aimons, peut-être, et nous haïssons. Voilà des émotions utiles. Quant à la sympathie...

Elle haussa les épaules d'un geste gracieux.

   Le Conseil n'a pas encore choisi celui ou celle qui nous représentera à sa table, reprit-elle. Je sais que Lucian Graymark est comme un père pour toi. Il écoutera ton avis. J'aimerais que tu lui recommandes mon chevalier Meliorn pour cette tâche.

Clary se souvint que, dans la Salle des Accords, Meliorn avait déclaré qu'il ne se battrait pas sans les Enfants de la Nuit.

Je ne crois pas que Luke ait beaucoup de sympathie pour lui.

Encore !

Quand je vous ai rencontrée, à la Cour des Lumières, vous vous êtes adressée à Jace et à moi comme à un frère et à une sœur. Pourtant, vous saviez que nous n'étions pas liés par le sang, n'est-ce pas ?

La reine sourit.

Le même sang coule dans vos veines. Celui de l'Ange. Tous ceux qui partagent ce sang sont frères et sœurs.

Clary frémit.

Vous auriez pu nous dire la vérité, malgré tout.

Je t'ai donné la mienne. On dit toujours sa vérité, non ? T'es-tu jamais demandé quels mensonges a pu glisser ta mère dans ce qu'elle t'a raconté pour servir son but ? Penses-tu réellement connaître tous les secrets de ton passé ?

Clary hésita. Soudain, les paroles de Mme Dorothea lui revinrent en mémoire. « Tu tomberas amoureux de la mauvaise personne », avait dit la sorcière à Jace. Clary en avait conclu que Dorothea faisait allusion aux difficultés que créeraient les sentiments de Jace pour elle. Cependant, il existait encore des zones d'ombre dans sa mémoire, même maintenant, des détails et des événements qui ne lui étaient pas revenus. Des secrets qui ne lui seraient jamais dévoilés. Elle s'était faite à cette idée, mais peut-être...

Non. Elle serra les poings. Le venin que distillait la reine était insidieux mais puissant. Existait-il quelqu’un en ce bas monde qui pût prétendre tout savoir sur son compte ? Et ne valait-il pas mieux que certains secrets restent enfouis ?

Elle secoua la tête.

   Peut-être que vous n'avez pas menti ce jour-là, mais vous n'avez pas été très charitable. Et j'ai assez fait les frais de la méchanceté d'autrui.

   Tu ne vas pas refuser une faveur de la reine de la Cour des Lumières ! s'indigna la souverain. Rares sont les mortels qui ont eu droit à un tel honneur.

   Je n'ai pas besoin de vos faveurs, lâcha Clary. J'ai déjà tout ce que je souhaite.

À ces mots, elle tourna le dos à la reine et s'éloigna.

 

À son retour, Robert et Maryse Lightwood avaient rejoint leur groupe. A sa stupéfaction, ils échangèrent une poignée de main avec Magnus Bane, qui avait rangé son bandeau à paillettes. Il était devenu un modèle de bienséance. Maryse avait passé son bras autour des épaules d'Alec. Le reste de leurs amis s'étaient assis en rang sur le muret ; Clary allait les rejoindre quand elle sentit quelqu'un lui taper sur l'épaule.

   Clary !

Se retournant, elle vit sa mère et Luke, main dans la main. Jocelyne n'avait pas fait d'effort vestimentaire : elle portait un jean et une chemise ample qui, pour une fois, n'était pas tachée de peinture. Cependant, à en juger par la façon dont Luke la regardait, elle n'était rien de moins que parfaite.

   Enfin, on te retrouve ! s'exclama-t-elle.

Clary adressa un grand sourire à Luke.

   Alors, tu ne restes pas à Idris, finalement ?

Non, répondit-il. Les pizzas sont immangeables ici.

Clary ne l'avait jamais vu aussi heureux. Jocelyne éclata de rire et rejoignit Amatis, qui s'extasiait devant une bulle en verre flottante remplie de fumée aux couleurs changeantes.

Clary lança un coup d'œil à Luke.

Tu avais réellement l'intention de quitter New York ou c'était juste pour qu'elle se décide enfin à réagir ?

   Clary, je suis choqué par tes insinuations.

Il sourit puis, retrouvant brusquement son sérieux, ajouta :

Dis-moi, ça ne te pose pas problème ? Je sais que c'est un gros changement dans ta vie mais... j'envisageais de vous proposer, à ta mère et à toi, de vous installer chez moi, puisque votre appartement est inhabitable dans l'immédiat...

Clary ricana.

Un gros changement ? Ma vie a déjà été chamboulée, Luke. Plusieurs fois.

Du coin de l'œil, Luke regarda Jace qui les observait de son perchoir. Il leur fit un signe de tête, un sourire amusé sur les lèvres.

   Je vois ce que tu veux dire, déclara Luke.

   Le changement, ç'a du bon.

Luke leva la main ; la rune d'alliance s'était estompée, mais sa peau en portait la cicatrice, qui ne disparaîtrait jamais complètement. Il examina la Marque d'un air songeur.

   Oui, c'est vrai.

   Clary ! cria Isabelle. Le feu d'artifice !

Clary tapota gentiment l'épaule de Luke et alla rejoindre ses amis. Ils étaient assis les uns à côté des autres sur le muret : Jace, Isabelle, Simon, Maia et Aline. Elle s'arrêta à côté de Jace.

Je ne vois pas de feu d'artifice, protesta-t-elle avec une moue faussement indignée.

Minute, papillon, répliqua Maia. Tout vient à point à qui sait attendre.

D'un geste absent, comme s'il s'agissait d'un simple réflexe, Jace attira Clary contre lui. Elle s'appuya contre son épaule et leva les yeux vers le ciel d'encre faiblement éclairé par la lumière laiteuse des tours.

   Où étais-tu passée ? demanda-t-il à voix basse.

La reine de la Cour des Lumières m'a réclamé une faveur, répondit Clary. Et elle voulait m'en accorder une en retour.

Elle sentit Jace se raidir.

   Détends-toi. J'ai refusé.

Je n'en connais pas beaucoup qui oseraient décliner une offre de la reine des fées.

Je lui ai dit que j'avais déjà tout ce que je souhaitais.

Jace rit tout bas et sa main remonta le long du bras de Clary. Ses doigts jouèrent distraitement avec la chaîne autour de son cou, et elle baissa les yeux vers l'anneau qui étincelait sur le tissu de sa robe. Elle portait la bague des Morgenstern depuis que Jace l'avait laissée sur sa table de chevet, et parfois elle se demandait pourquoi. Voulait-elle réellement garder un souvenir de Valentin ? Et d'un autre côté, était-il bon d'oublier ?

Elle ne pouvait pas effacer les souvenirs sous prétexte qu'ils faisaient mal. Elle n'avait pas envie d'oublier Max, Madeleine, Hodge, l'Inquisitrice ou même Sébastien. Tous les souvenirs étaient précieux, même les mauvais. Valentin s'était toujours efforcé d'oublier. Oublier que le monde devait changer, et les Chasseurs d'Ombres avec lui. Oublier que les Créatures Obscures possédaient une âme, et que chacune avait sa place sur cette terre. Il n'avait pensé qu'à ce qui différenciait les Chasseurs d'Ombres des Créatures Obscures sans s'intéresser à ce qui les rassemblait, et c'est ce qui avait causé sa perte.

— Clary, murmura Jace, l'arrachant à sa mélancolie. Regarde.

Il resserra son étreinte, et elle leva la tête ; la foule acclamait la première fusée qui s'élevait dans l'air.

Elle la regarda exploser en une pluie d'étincelles qui retombèrent en peignant des nuées d'or et de feu, comme des anges venus du ciel.